Spécialistes des récits du monde asiatique, les Éditions Gope nous plongent dans le quotidien de la famille vietnamienne Thi Lê, entre odeurs de nuoc mam, fritures de poisson et bois exotiques.
Par un habile jeu de mise en abyme – mêlant onirisme et métaphore –, Valérian MacRabbit fait dialoguer Franceline, la cadette de la famille devenue adulte, avec ses souvenirs d’enfance, dans une atmosphère des plus étouffantes.
Pris entre thriller, conte et horreur, le lecteur reste suspendu au récit pour enfin lever le voile sur ce noir secret qui hante le sous-sol du fond du jardin…
FRANCELINE TENAIT LA PETITE FILLE à la muraille par la main. Elle savait ce qui allait se passer, à présent. La petite fille allait la mener à la chambre. Elle allait voir. Tout.
La petite Franceline avait la peau douce, sa main ne transpirait pas. Elle poussa la porte de bois blanc, puis, brusquement, arrêta son mouvement. De l’autre côté, les premiers bruits du trépas se faisaient entendre. La petite fille se tourna vers Franceline et lui dit :
« Tu as oublié ce jour, Franceline, et c’est à partir de ce jour que nous nous sommes séparées. Tu as oublié, et en oubliant, tu m’as reniée. Tu as renié ton enfance. Tu as perdu l’innocence. »
Elle s’arrêta.
Les yeux de Franceline brillaient d’émotion.
« Ce que nous allons vivre toutes les deux, aujourd’hui, c’est-ce que nous aurions dû vivre ensemble il y a vingt et un ans. Ne me rejette pas, Franceline. Ne m’abandonne plus. »
Franceline contempla l’enfant qu’elle avait été, avec sa coupe à la garçonne, ses grosses lunettes noires et son appareil dentaire. Soudain, elle admira le regard franc et courageux qui animait la petite fille. Elle n’avait jamais pris conscience qu’elle avait eu ce regard, étant enfant. Pour la première fois de sa vie, elle se trouva belle. Déterminée, elle finit de pousser la porte de bois blanc. Des bruits de succion retentissaient à ses oreilles.
La petite fille à la muraille et la grande revenante entrèrent, main dans la main, dans la pièce, prêtes à contempler l’horreur dans les yeux. Ensemble.
Elle courut sur le podzol. Elle s’enfonçait, parfois, mais ne sentait pas la fatigue. Telle était son illusion.
Après quelques minutes de course, elle aperçut enfin l’animal qui, perché sur une petite butte, la regardait, au loin, comme s’il l’attendait. Elle cria de joie et se précipita dans sa direction.
« Mister Rabbit, Mister Rabbit ! »
Plusieurs cônes volcaniques s’étaient érigés sur la plaine. De la lave orangée et sirupeuse se déversait sur la neige fulminante.
Minh s’arrêta, absorbée par le spectacle. Le ciel avait pris une teinte légèrement violette. Elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de soleil. De l’autre côté de la plaine aux volcans, des icebergs déchiraient la ligne d’horizon, ce qui voulait dire que la mer était toute proche. Minh se gorgea de cette vue et gloussa de plaisir.
Le lièvre attendait toujours sur sa butte qu’elle vienne le rejoindre.
Elle courut. Au moment d’atteindre la butte, un détail l’arrêta. Elle se rendit compte que le lièvre la fixait avec insistance.
Les yeux joueurs de l’animal avaient rougi. Ils la fixaient avec dureté à présent. L’animal était livide, presque translucide.
Minh le scruta avec méfiance, à mi-chemin du sommet de la petite butte.
« Qui es-tu ? », murmura-t-elle.
Le lièvre grogna.
Minh reconnut instantanément ce grognement.
L’animal disparut de sa vue, de l’autre côté de la butte.
« Attends ! Attends-moi ! cria Minh. Pourquoi es-tu là, Bâton de Réglisse ? Il faut que tu m’expliques. Reviens ! »
Elle courut jusqu’au sommet et, trébuchant, dévala la butte en roulant.
Ce n’était plus drôle à présent, pensa Minh.
D’un revers de la main, elle dégagea la neige qui l’avait re-cou¬verte dans sa chute. La tâche fut aisée car c’était de la poudreuse.
Elle se dégagea et regarda devant elle. Le lièvre se tenait auprès d’un grand lac d’eau noire. Des arbres morts ceinturaient le lac. En s’approchant, Minh s’aperçut qu’il s’agissait en fait d’une liqueur rouge et visqueuse.
C’était un lac de sang.
« Bois-moi, chuchotait le lac, bois-moi. »
Minh frémit.
Le lièvre la regardait de ses yeux rouges.
« Bois moi et tu auras le repos éternel », fit le lac.
« MYGALE, pourquoi tu as tant de colère en toi ? N’es-tu pas con¬tente d’avoir bientôt tes petits ?
— …
— Je voudrais devenir mère aussi, un jour. Avoir plein d’enfants, comme toi. Tu vois, ce n’est pas si terrible d’être une araignée. Tu peux avoir plein d’enfants à la fois, alors que moi, je ne peux pas en¬core. Moi, je n’ai que toi et mes sœurs et mon frère et Mister Rabbit.
— …
— Je n’ai pas beaucoup d’amis à l’école, tu sais bien.
— …
— Ah oui, Nguyêt. Je l’aime bien aussi. C’est ma mère. Mais elle est méchante avec les autres. Les voisins disent que c’est un monstre, et qu’en plus elle fait de l’inceste.
— …
— De l’inceste, c’est quand une maman est amoureuse de son enfant. Ce n’est pas bien parce que ça fait des bébés déformés et fous. Une fille de mon école m’a dit que ses parents avaient dit que Nguyêt était amoureuse de Louis et que c’était pour ça qu’elle était méchante avec Marguerite. C’est une jalouse.
— …
— Vraiment, je ne sais pas si avant de faire de l’inceste et d’être une marâtre, c’était une petite fille comme les autres. Les parents de la fille de ma classe disent qu’elle a toujours été un monstre.
— …
— Mais bien sûr que si, les monstres existent. Pourquoi ils n’exis¬teraient pas ? Il y en a plein dans les histoires.
— …
— Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas payé le Joueur de flûte qu’il fallait tuer tous les enfants. C’est monstrueux, ça. Quoi, que dis-tu ?
— Il n’y a plus de monstre quand on apprend à connaître le monstre, petite Minh. Sous le masque, il y a toujours la blessure. Jamais les hommes ne de¬vien¬nent monstres de leur plein gré. C’est le monde des adultes qui crée les monstres, en refusant de chercher à les comprendre. En appelant l’Homme “monstre”, il dit : “je refuse de savoir comment tu en es arrivé là. Tu es l’Autre”.
— Mais pourquoi font-ils ça, alors ?
— Parce que ça les rassure…
— Oui, tu as sûrement raison. Moi, si je découvrais un mons¬tre, j’essaierais de le comprendre. Je le protègerais et je le garderais avec moi. Je chercherais à comprendre d’où il vient. Quelle route il a prise. Et quand je comprendrais comment il est devenu mons¬tre, je me sentirais plus grande. Plus grande que les adultes.
— Et moi, Minh, tu penses que je suis un monstre, alors ?
— Non, je ne pense pas que tu sois un monstre, toi. Tu es mon amie. »
Le Prince passa la tête dans l’encadrement de la trappe. Il se trouvait en face de la baignoire de Nguyêt, qui se dessinait en creux. Elle donnait sur un long couloir de pierre, avec des allées parallèles. Il connaissait bien cet endroit pour s’y être souvent introduit durant son enfance. Le passage menait au cœur du vide sanitaire, aux tréfonds des fondations de la maison. Le Prince, alors qu’il était petit garçon, aimait y pénétrer pour se faire peur mais, un jour, Nguyêt avait fait condamner l’entrée extérieure. Le Prince n’avait jamais su qu’il y avait un autre accès depuis la chambre de ses petites sœurs. Il était trop grand pour y pénétrer à présent, mais Franceline y parviendrait probablement.
Le Prince scruta le bout du couloir. Il lui sembla distinguer des formes dans la pénombre, tout au bout. Il regarda sur les côtés. Ses yeux s’habituaient au noir. Il se contorsionna pour jeter un œil vers le plafond, inquiété par les arachnides et les mille-pattes qui pouvaient à tout moment décider de faire festin de son crâne.
Louis leva les yeux. Sa respiration se coupa et ses muscles se contractèrent sous la stupeur.
À quelques centimètres de lui seulement, sur la paroi grisâtre du haut, une petite silhouette le fixait de ses yeux rouges. Elle était comme collée au plafond, les mains et les pieds accrochés comme des ventouses. Elle le touchait presque.
Louis restait silencieux, paralysé par la peur.
La bête émit un râle glaçant avant de s’enfuir, les pattes toujours collées au plafond, provoquant un bref mais bruyant éboulement de gravats sur son passage.
LA JEUNE FILEUSE CARESSAIT son métier à tisser de ses doigts de fée. La lumière vermeille colorait son teint blanc, complice de sa beauté. Le temps s’écoulait paisiblement en cette journée de vacances. Les doigts agiles arpentaient et chutaient contre l’étoffe, se heurtant parfois au métal de son pouce gauche. La jeune fileuse fredonnait un chant d’amour.
Soudain, Nguyêt fit son apparition dans la chambre. C’était une cruelle sorcière. Elle détestait la fileuse parce qu’elle était jalouse de sa beauté. Ce n’était pas que Nguyêt était laide, loin de là ; elle était probablement la plus belle femme de toute l’île d’Askalie. Mais la fileuse possédait quelque chose que Nguyêt avait perdu à jamais : la jeunesse. Elle lui ressemblait pourtant, avec son teint crayeux et ses yeux ténébreux. Cela poussait Nguyêt à la détester encore plus.
En voyant sa marâtre, la fileuse avait été tellement surprise qu’elle s’était piqué le doigt. Une goutte de sang perlait.
Nguyêt ricana :
« Alors, Mademoiselle, on est maladroite ? »
La fileuse baissa les yeux humblement :
« Que souhaite Madame ? »
Nguyêt s’approcha de la jeune fille et saisit sa main blessée, qu’el¬le porta à ses yeux. Le sang perlait toujours sur le majeur. Elle traqua toutes ses imperfections, en quête d’une parole humiliante à adresser. Mais elle ne trouva rien. Furieuse, elle ordonna alors à la fileuse :
« Ces mains-là sont bien trop futilement utilisées. Tordre le fil ne nourrit pas une famille. Va plonger tes mains dans la viande, et fais-moi le plat le plus délicieux que je n’aie jamais goûté. Mes invités de ce soir seront affamés. »
LA LÉGENDE RACONTE QUE la cité d’Askalie serait née d’une coulée de lave. Ceinturée de remparts de pierre noire, sa place forte s’élève au-dessus des flots comme une apparition fantomatique. On la surnomma un temps « la nouvelle Édimbourg », parce que, comme la cité écossaise, Askalie dégage une aura de mystère et de candeur. Deux séductrices au regard sombre, capitales déchues des grands royaumes d’Europe du Nord.
La plupart des habitants de la vieille ville ont aujourd’hui oublié la maison aux bambous. Située en contrebas de la ceinture de pierre noire, elle était comme un mirage au milieu des murs de roche basaltique. Les habitants les plus anciens vous parleraient bien de trois petites filles polies et raffinées, toujours vêtues de jupes à plis grises semblables à des uniformes d’écolières.
[...]
Voilà tout ce que vous diraient les voisins de la famille aux bambous. Ce serait pourtant loin d’être tout ce qu’ils savent. Mais le reste ne se partage pas avec les étrangers. Ce sont de ces histoires que l’on évoque imprudemment après quelques verres de vin, de celles qui s’oublient au bout de quelques générations. Une histoire que tous les habitants aux yeux noirs d’Askalie gardent pour eux. Parce qu’elle leur appartient un peu. Et, surtout, parce que ce n’est pas une belle histoire.
Bâton de Réglisse, Valérian MacRabbit, éditions Gope, 2017 Lecture : Méghane Sardin Musique : Enter the House (Valérian MacRabbit)